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A partir de Zaghreb, la pluie s'en mêle. Je traverse un orage, puis deux, puis trois, puis quatre. Je commence à désespérer d'arriver un jour. Derrière le cinquième orage, je devine un ciel moins chargé. Je serre les dents et traverse l'épaisse muraille noire; Chaque camion doublé est une petite victoire tant le mur d'eau est épais. Mes vêtements de pluie n'arrêtent plus rien depuis longtemps et le froid me prend. Je passe Milan et sors de l'autoroute pour dormir.
Dernier jour. Torino, Tunnel de Frejus. France. Tout semble irréel.
Les autoroutes sont chargées. Dans une station essence, un troupeau de motards richement équipés fait sa ballade digestive sur des 1200 cc bien astiquées. L'un d'eux, sort de la boutique, m'aperçoit et lance : "650 GS mono, pas fiable !".
Moins fatigué, je me serais peut être lancé dans une argumentation barbante pour lui faire comprendre que ses paisibles ballades du dimanche ne lui donneront jamais l'occasion de savoir si une moto est fiable ou non. Bleuette, qui affiche quand même 20300 km au compteur depuis le départ, a franchi 20 frontières, avalé 6000 km de pistes dans les pires conditions, traversé puis retraversé le désert de Gobi, la steppe kazakh, un gros morceau de Sibérie, des centaines de nids de poule, d'escarpements, des températures inconcevables... bref, bleuette et moi l'ignorons superbement.
Mon organisme est fatigué en profondeur, rincé jusqu'à la moelle. Les pneus à tétines de Bleuette n'accrochent plus rien depuis quelques milliers de km sibé riens. Nous sommes je crois dans un état second, ivres d'images, de pistes, d'émerveillement, de rencontres, de rêveries de liberté...
Je repense alors au salut Motard Ukrainien, le bras levé bien haut, tout le corps tourné vers l'autre motard, les joues gonflées par le sourire sous la visière, je repense à Gennadi, Roman, Alexander, Vladimir, Stas, Victor et Paul les kazakhs, je repense à la fraternité, des motards russes, je repense à Ivan, Vova, Volek, mes amis de Crimée, je repense aux mongols qui n'hésitent pas à parcourir 300 km en "planéta" sur des pistes inimaginables et désertiques...
Je suis rempli de tous ces paysages, tous ces gens rencontrés, tous ceux qui m'ont aidé d'une manière ou d'une autre, parfois en griffonnant un petit bout de plan ou en me faisant un sourire. Je n'oublie pas l'hospitalité des Kazakhs, le vieux soldat tchétchène, l'accueil mongol, Le regard surpris des chinois, toutes les mains russes qui se sont tendues pour m'aider à rentrer, la couturière de Kiev... Je suis touché au coeur. je déborde et n'arrive plus à contenir mes émotions.
Il est temps d'arriver à la maison pour cuver tout ça.
Grenoble, Valence, Le Rhône, Saint Laurent du Pape, Saint Fortunat, Dunières, puis la petite montée vers Silhac...Vigilance des derniers instants pour ne pas me faire accrocher par l'une des valises alu, sur cette route trés étroite...
Nicolas a préparé une petite pancarte de bienvenue. Bleuette se pose dans la cour où elle restera trois jours sur la béquille sans que personne ne la touche. Didier et Céline sont là, Corinne apporte l'apéritif, de quoi manger... Perle vient se faire caresser.
Nous rions de Bonheur !
Plusieurs heures après, je ne réalise toujours pas que je suis chez moi. Il faudra des jours !
Laurent FELIX